A la veille de l’ouverture du salon Paris Games Week, organisé par le SELL, j’ai peine à le dire : je ne partage pas franchement l’euphorie collective. D’une part, car l’histoire a déjà démontré qu’une débauche de moyens et de communication n’ont jamais nécessairement fait un bon salon (on en jugera dans quelques jours) ; d’autre part car ce salon, c’était la volonté, que dis-je, le caprice affiché, d’un seul homme : Jean-Claude Larue, délégué général du SELL ayant accumulé, ces dernières années, les propos méprisants et insultants envers l’industrie vidéoludique française.
Qui est vraiment J.-C. Larue ?
Le monde politique a ses grandes gueules provocatrices, le monde du jeu vidéo doit depuis peu composer avec les siennes. Il faut dire que monsieur Larue n’a jamais été un grand passionné de jeux : carriériste, c’est avant tout l’aspect business du secteur qui l’a attiré ici, presque par hasard. Un rapide coup d’œil à son CV en dit plus qu’un long discours :
Il a été vice-président de Polygram France de 1980 à 1985 et administrateur de Polygram, Phonogram, Polydor, Barclay, Dial et Telecip.
Il est ensuite devenu directeur financier central de Philips de 1986 à 1988 et a fondé Philips Media France, dont il a été président de 1988 à 1997, avant de présider Philips Media Europe. Il a alors occupé la fonction d’administrateur d’Infogrames Entertainment de 1993 à 1998 et de 2000 à 2004.
Entre temps, il a été directeur général adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et membre du CSA en 1998.
Il a également occupé le poste de président de l’Isfe (Interactive Software Federation of Europe), le syndicat de la profession en Europe, avant de prendre ses fonctions actuelles.
(JDnet)
A 67 ans, Jean-Claude Larue peut se vanter d’avoir été aux plus hauts postes, non seulement de l’industrie, mais également dans l’institutionnel (INA, CSA). Un mariage souvent bien mal perçu, et pour cause : sans même s’en cacher, Larue est un lobbyiste convaincu.
Connu pour ses prises de position virulentes à l’encontre du piratage de jeux vidéo dès le début des années 2000, Jean-Claude Larue ne fait pas dans le détail : sous son influence, le SELL entreprend des actions en justice contre de nombreux réseaux organisés pour contrefaçon. Déjà, les justifications du délégué général du syndicat sont légitimes, mais troubles : « pour chaque jeu vendu, deux sont piratés. Sans cela, le chiffre d’affaires du secteur aurait donc été trois fois plus important », affirmera-t-il notamment en 2005 (JDnet). C’est dès lors qu’il acquiert sa réputation de “grande gueule” de l’industrie vidéoludique…
Campagne de publicité choc anti-piratage mise au point par le SELL en 2004
« Il faudra remettre des récompenses le jour où la France sera capable aussi d’innover »
Au fil des années, Jean-Claude Larue développe un discours, d’abord modéré, puis de plus en plus extrême, en faveur d’une vision bien particulière du monde vidéoludique.
L’année dernière, le SELL prenait part à l’organisation et au financement du Festival du Jeu Vidéo organisé par Games-Fed — sous l’œil incrédule des observateurs à qui on ne la fait pas. Larue affichait déjà une certaine arrogance envers les développeurs français. S’il tient à concilier, comme le veut la mode actuelle, le marché des core gamers avec le nouveau marché familial touché par les jeux vidéo, les petits développeurs et les indépendants ne semblent tout simplement pas avoir leur place dans son équation.
Ainsi, à propos des Milthon 2009 (récompenses adressées aux meilleurs jeux vidéo français, dans le cadre du FJV), il lâcha :
« Notre industrie s’appuie sur deux choses : du silicium et des écrans d’un côté, et de la créativité de l’autre. Il faudra remettre des récompenses le jour où la France sera capable aussi d’innover à cette échelle. Les grands jeux ne vont pas aux Milthon, les petits y vont, ça leur sert d’embryon de notoriété, et ça ne fait de mal à personne. »
(Electron Libre)
Sans faire de nuance, Larue voit le jeu vidéo comme un produit, rien de plus. Il est là pour l’entertainment de masse. Ce faisant, il crée une frontière nette entre éditeurs et développeurs, non sans rappeler l’attitude hautaine et purement commerciale de certaines majors du disque — rien d’étonnant, considérant son parcours professionnel, diront les mauvaises langues.
Il réaffirme ce parti pris un peu moins d’un an plus tard, de manière bien plus virulente — le divorce prononcé entre temps avec le FJV lui permettant de se lâcher de plus belle :
« Il y a déjà les Milthon, avec un jury de soi-disant grands professionnels… Vous savez ce qu’il a vendu, l’an dernier, le grand prix Milthon ? Je vais vous le dire, moi : 900 pièces. Je dis toujours : va-t-on distribuer le prix Jean Gabin du meilleur jeu vidéo ? Le prix Louis de Funès de la mise en scène, du gameplay ? Si c’est un palmarès pour prendre un petit jury de revenants comme Philippe Ulrich, pour avoir des jeux qui vendent 900 pièces comme l’année dernière, non, il ne faut pas le faire. »
(Gamekult)
« Si l’idée, c’est juste d’inviter les anciens du jeu vidéo pour remettre un prix, ce n’est pas nous. Le petit jury de petits copains anciens combattants du jeu vidéo ça me débecte un peu. »
(Ecrans.fr)
Non content de mépriser l’ensemble d’un secteur créatif, reposant souvent sur le téléchargement (à défaut d’éditeurs), Larue s’en prend même à quelques grands noms de la créativité en France, attaquant directement Philippe Ulrich (l’Arche du Capitaine Blood, Dune, Lost Eden, et fondateur des studios Cryo : Versailles, Le Deuxième Monde…). Il faut dire que ce dernier, ayant dernièrement délaissé la production de jeux vidéo pour retourner à ses premières amours (la musique), affiche une démarche artistique littéralement opposée à la vision de Larue : militant pour la reconnaissance du jeu vidéo, il fait partie des plus actifs soutiens à l’association MO5.com et est président d’honneur du Comité pour le Musée National des Jeux Vidéo.
Certes, on ne le niera pas, pour des raisons principalement économiques, la France n’est pas un phare en termes de grands jeux sur la scène internationale. Pour autant, insulter le potentiel créatif d’un pays entier, en négligeant le potentiel culturel des jeux vidéo et en reniant une certaine vision d’auteur, c’est ne pas donner leur chance aux développeurs — et passer à côté de cartons commerciaux potentiels, comme Heavy Rain (pourtant bien français !). Comme quoi l’alchimie est possible… à condition de le vouloir.
Heavy Rain : un carton international… made in France.
De Call of Duty à Wii Fit, Jean-Claude Larue ne veut finalement voir qu’un seul jeu vidéo : celui qui vend sans risques. Et qui vend par plusieurs millions de copies, de préférence.
« On ne veut pas d’un truc classique, avec des petits stands de quatre mètres carrés, des petits machins, etc. »
La vision de Larue ne se limite (malheureusement) pas à ce que devrait être l’industrie du jeu vidéo, mais s’étend aussi à son marketing et notamment à ses salons. Là encore, le sémillant sexagénaire veut du grand, du gros, du démesuré. Et l’idée de créer son propre salon est une véritable obsession chez l’homme. Arrivé comme un cheveu sur la soupe, l’investissement du SELL dans le Festival du Jeu Vidéo en 2009 avait déjà de quoi surprendre, mais Larue a rapidement retourné sa veste et pris congé de Games-Fed pour développer sa propre vision :
(s’exprimant sur le FJV) « On ne veut pas d’un truc classique, avec des petits stands de quatre mètres carrés, des petits machins, etc. On veut du show, on aura des showcases avec de grands artistes, de très grands sportifs (…)
Certains voudront voir Sébastien Loeb, d’autres Tony Parker, d’autres Katy Perry… C’est ça le jeu vidéo, c’est un show ! Au Festival de Cannes, ils sont capables d’amener tout un tas d’artistes dont la presse parle. Canal + fait son émission pendant huit jours sur la plage du Martinez. Et nous, avec tout ce qu’on a, on ne serait pas capables de le faire ? »
(Gamekult)
Larue va totalement à l’encontre d’une affirmation de la culture vidéoludique, puisqu’il la réduit à un sous-produit culturel subordonné aux stars du cinéma, de la télévision… Le jeu vidéo dispose de ses propres personnalités, pourquoi aller en débaucher ailleurs ? Et finalement, c’est cette obsession du vedettariat qui conduira le Paris Games Week à avoir des têtes d’affiche telles que Matt Pokora ou d’obscurs participants de la Star Academy, contribuant à lui coller une étiquette totalement ringarde. Bien joué !
Au fil de la création du PGW, Jean-Claude Larue a également eu beau jeu de se mettre à dos quelques grands noms du secteur. Une manière d’imposer sa vision, mais aussi de faire de la communication en démontrant la toute-puissance du SELL — malgré ces coups d’éclat, personne n’ose vraiment réagir et s’opposer…
Le SNJV (Syndicat National du Jeu Vidéo) essuie régulièrement les foudres du provocateur. Plus proche de l’entreprenariat à la française et des studios de développement de l’Hexagone, y compris les plus petits (mais comptant tout de même dans ses rangs le géant Ankama, qui ne joue pas le jeu du SELL), celui-ci a été, tout récemment, qualifié par Larue de « soi-disant syndicat » et même d‘« escroquerie » ! Je vous invite d’ailleurs à aller lire la réponse agacée de Nicolas Gaume, président du SNJV, qui ne manque pas de piquant.
Micromania a subi, de manière directe, cette politique d’opposition frontale ; les dates du Paris Games Week ont ainsi sciemment été fixées en même temps que le Micromania Game Show, contraignant Micromania à revoir totalement ses plans. Initialement prévu pendant 4 jours à la grande halle de la Villette (comme en 2009), le MGS se contentera finalement d’une seule journée (le lundi), porte de Versailles, le lendemain du Paris Games Week. Et seulement sur invitation. Triste voie de garage pour un salon qui célèbre, cette année, ses 10 printemps…
Adieu la Villette ; cette année, le MGS doit faire profil bas
La stratégie, discutable, est payante : réduits à peau de chagrin, le FJV et le MGS font place nette au Paris Games Week qui s’annonce donc, par la force des choses, comme le salon du jeu vidéo de l’année en France. Je vous l’avais dit : Larue, sorte de Bobby Kotick à la française croisé avec Pascal Nègre, est un lobbyiste… mais c’est aussi un égocentrique hors pair (bien qu’il s’en défende régulièrement). Il voulait son salon, il l’a donc créé ; quitte à causer d’importants dommages auprès d’acteurs (Games-Fed, Micromania…), en contradiction avec sa mission de défense et de protection. En cela, il n’est pas nécessairement apprécié de l’ensemble des éditeurs, mais qu’importe ; comme nous l’avons dit, ceux-ci sont bien obligés de suivre, bon gré mal gré.
Pour qui le SELL se bat-il vraiment ?
Plus inquiétant enfin : tout cela nous amène à une conclusion cinglante, qu’on peut résumer par une simple question. Le rôle du SELL, dont Larue clame pourtant qu’il est le seul à disposer de l’impartialité nécessaire à l’organisation d’un grand salon, est-il encore de défendre les éditeurs de jeux vidéo, et à promouvoir l’industrie dans son ensemble ? Ou avant tout de favoriser les plus gros, les plus à même de faire du show dans un salon aux allures de foire au jambon vidéoludique ? Le SELL est-il totalement acquis à la cause des poids lourds que sont Sony, Microsoft, Nintendo, Activision et EA ?
Le SELL n’a commencé à vraiment s’intéresser à l’organisation de salons qu’en 2009… l’année de l’arrivée de Georges Fornay, patron de Sony France, à sa présidence. Le SELL est toujours présidé par le représentant d’un des éditeurs membres, par alternance. Cela fait partie de son mode de fonctionnement, conflit d’intérêts ou pas.
Cette année, le stand de Sony est, de très loin, le plus grand du Paris Games Week : “PlayStation City”, situé en plein centre du salon, s’étend sur pas moins de 1500m². Impressionnant… et, sans aller jusqu’aux théories complotistes, presque troublant. Néanmoins cela ne présage tout de même rien de bon pour l’image du jeu vidéo en France, n’en déplaise à notre Jean-Claude national.
Oh toi, tu vas avoir des problèmes !
Je suis contente que le Paris Games Week ouvre ses portes vu que c’est le seul salon maintenant, c’est clair qu’il m’en faut peu (n’ayant pas pu aller à l’étranger voir d’autres salons). Même s’il y a du people d’annoncé, il y a aussi et heureusement des acteurs du jeu vidéo, j’espère que leurs interventions seront intéressantes.
Après, çà ne m’empêche pas d’avoir quelques réserves, la taille du stand de Sony en fait partie : je trouve qu’il est vraiment trop grand par rapport aux autres (même interrogation aussi sur la comm que je trouve un peu trop orienté vers le même constructeur), et la scène centrale pour moi devrait se trouver au centre du salon.
Concernant le monsieur à la tête du SELL, ses interventions que je connais sont les plus polémiques et je ne peux pas dire que j’ai une haute estime de lui.
J’attends de voir ce que va donner ce nouveau salon pour voir si mes craintes étant fondées ou non 🙂
Pour rajouter de l’eau au moulin, même Damonx, dont le blog n’est pas considéré comme très pertinent par le cafegaming, a critiqué le coté invités star du PGW: http://www.damonx.com/pgw-activisio…
Il doit prendre sa retraite le petit ? 🙂
Tu as finalement raison, mon enthousiasme décroit car je ne vois plus de “petit” studio ou association… On va bien voir.
Assez d’accord avec Nalexa sur la démesure de la présence de Sony sur ce salon, autant physique avec ce stand énorme que du point de vue communication (plus de 4000 invitations offertes par Sony notamment…)
Merci pour cet article sans langue de bois, vraiment édifiant !
Business is business :p Mais bon papier, ça le mérite d’être clair d’autant plus qu’il faut avoir le courage de ses opinions.
‘tit clin d’oeil :]
Bravo !!! Clair et net !
Juste oublié quelques magouilles financières et abus de pouvoirs… ;-))
Ce n’est pas 4000 places mais 40 000 que Sony a balancé dans la nature.
Titi
C’est quoi les magouilles financieres ?
I
Merci pour cet article qui a le mérite de rétablir les choses. JC Larue se répand sans cesse dans les médias où il est rarement contredit même lorsqu’il fait des déclarations clairement fausses.
Il est l’ignoble porte parole du jeu video comme business par opposition au jeu video comme art.
Très bon papier, qui remet les choses à leur place. Les “écarts” réguliers du personnage le rendent particulièrement antipathique.
Ce n’est pas sans une petite appréhension que je me suis décidé à emmener sur un tel salon (PGW) mon enfant de 6 ans et demi. C’est pourquoi, j’avais choisi les quelques heures privilégiées du mercredi matin d’ouverture (à conserver pour l’avenir, d’ailleurs).
Et immédiatement ma surprise fut grande de constater la qualité de l’organisation afin d’éviter au mieux aux plus jeunes l’accès visuel aux jeux qui règnent en maître sur le marché (violent). Et là je cite un extrait d’une dépêche de l’AFP du 27 octobre : “Pour les plus jeunes, un parcours balisé permet d’éviter les productions les plus violentes.” c’est vrai je peux le confirmer aisément. Merci et bravo.
Je pense qu’un salon par an cela suffit.
Quant à la polémique sur Sony cela relève de la jalousie : quand nous sommes dans l’espace “Playstation city” a aucun moment nous nous sentons spécialement chez Sony ni avoir l’impression d’être happé par la marque(oui c’est un paradoxe, je sais …). Et puis vous jouez avec quelle console ? vous regardez la télé avec quel matériel ? votre lecteur mp3 ? votre mobile ? etc. il faut arrêter cette polémique “Sony” d’une manière générale : C’EST TROP TARD IL FALLAIT Y PENSER IL Y A 20 OU 30 ANS !!
En conclusion, non , je ne suis pas “barjo” mais je suis devenu fan de P.G.W. (mon fils aussi mais ça c’était prévisible)
Bien cordialement,
Signé : un père de plus de 50 ans ravi.
PS : la règle établie pour mon fils, c’est 1 à 2 heures de jeux vidéos par semaine MAXI ! en l’accompagnant dans ses choix, hé oui ! c’est aussi simple que cela !
PS 2 : pour ma part et là sans mon fils, bien sûr, je trouve Heavy Rain excellent ! comme quoi ….
Je n’ai rien en particulier contre l’organisation du PGW même si force est de constater que c’est très loin d’être “l’E3 à la française” que Larue promettait. Si il est conçu pour être accessible par les plus jeunes, c’est une très bonne chose.
Le reste du commentaire me semble douteux : à quel titre serions-nous “jaloux” de Sony, en tant que simple blog comptant d’ailleurs le constructeur parmi ses contacts presse ?
A mon avis il y a une mauvaise compréhension de l’ensemble des arguments exposés, qui ne vise pas particulièrement Sony. Il est, ici, plutôt mis en avant le fait du prince dont Larue s’est rendu coupable en tuant sciemment les salons concurrents (dont le FJV 09 qui reste un des meilleurs exemples de bon salon à la française que j’ai pu voir). Sont également pointés du doigt les collusions entre le SELL et les grands éditeurs américains et japonais (Sony n’étant que l’exemple le plus voyant) au détriment des développeurs français, notamment. Le fait qu’un acteur de tel parti pris organise son propre salon relève du lobbying.
je suis parfaitement d’accord avec votre commentaire sur la compréhension de vos propos. je vous prie de m’en excuser.
Cependant, j’ai toujours l’impression partout où il y a polémique sur un sujet ou une personne – et là c’est une exception culturelle française – il faut toujours qu’on s’en prenne à ceux qui réussissent brillamment leurs projets surtout s’ils sont mercantiles et écrasent un peu les autres. Je veux continuer à considérer cela comme une émulation pour les français et pas encore comme une américanisation de notre société.
PS : c’est très souvent grâce à des personnages “excentriques”, invivables et meneurs que notre société a avancé (sans comparaison, bien sûr, entre J.C. L. et nos grands hommes)
bien cordialement.
Sauf que Larue fait reculer l’industrie en allant jusqu’à nier toute création française (les développeurs apprécient…). Là où un salon comme le FJV parvenait à concilier les plus gros acteurs et les “petits machins”, Larue a voulu créer sa foire au jambon, à grands renforts de célébrités périmées.
Je ne demande pas mieux que de considérer le SELL comme un tout indivisible, mais le parcours professionnel de Larue et son egocentrisme démesuré font que c’est bien de lui que ce billet parle.